Comme pour le baptême et le mariage, l'Eglise a imposé sa présence et son rite à l'occasion des funérailles grâce à son pouvoir administratif. Traditionnellement, les morts étaient enterrés dans la cour de la maisnie ou à un endroit que le défunt appréciait particulièrement de son vivant. L'Eglise n'a pas toléré cette pratique (les derniers cas remontent à l'immédiat après-guerre mais l'interdiction est beaucoup plus ancienne) et a imposé le cimetière, espace qui ne pouvait être investi sans son accord, comme lieu unique d'enterrement. De la sorte, l'institution religieuse a pénétré les cérémonies funéraires. Son accord n'est plus nécessaire pour accéder au cimetière mais le pardon divin, délivré par le prêtre, est jugé souhaitable au moment de la mort au même titre que le pardon des vivants. En effet, le pardon est essentiel dans les pratiques liées à la mort car, selon la croyance populaire, le mourant ne peut décéder, ce qui engendre de grandes souffrances, s'il n'a pas reçu le pardon de tous ses proches et des personnes avec lesquelles il a été en conflit ; c'est sur cette croyance que s'est greffé le pardon religieux. Les communistes ne réclamaient pas la venue du prêtre mais ils étaient attachés au pardon de leurs proches, et eux-mêmes allaient le donner.
L'importance accordée par la population roumaine aux rituels traditionnels a obligé l'Eglise à accepter la cohabitation avec les rituels funéraires traditionnels de la communauté roumaine.
Les rapports entre la population et l'institution religieuse ont toujours été dominés par la méfiance, voire l'antagonisme. Les villageois n'accordent que peu de foi à la représentation que donne la religion officielle de l'autre monde ; les prêtres sont fréquemment qualifiés de menteurs : « Il serait bien que quelque chose existe (dans l'autre monde). Mais les popes, qu'on ne se base pas sur eux, il n'est peut-être pas bon de dire ça, tu sais, mais c'est leur politique, ils mentent dangereusement. Et je sais que le pope X, celui qui était ici, il est même fou car il dit qu'il n'y a rien de ça, d'un homme mort, tu vois ; alors qu'il fait ce travail, je baise sa mère » (Inf. Tuoma).
Les « passeuses » sont très mal considérées par les prêtres qui les voient comme des rivales. L'Eglise les tolère parce que la population les lui impose mais le conflit est latent. Une « passeuse » qui a tenu à garder l'anonymat m'a entretenu de sa collaboration avec le prêtre du monastère ; ses propos sont tout à fait éclairants sur leur relation : « Moi, je n'ai rien contre lui, mais lui il a dit que je vais brûler en enfer car il dit que je suis en relation avec le diable. Moi, je fais passer les morts parce que les gens me le demandent. On verra, mais il me semble que c'est lui qui va aller en enfer car les popes mentent beaucoup. » Réciproquement, l'idée que les prêtres finissent en enfer est très répandue : « Les popes, ils les font brûler en enfer car ils mentent beaucoup et ils prennent beaucoup d'argent aux gens » (Inf. Piersa).
Cependant, l'enfer est absent des représentations populaires de l'autre monde ; il n'est évoqué que lorsqu'il est question des prêtres. Cet argument que l'Eglise utilise contre les pratiques traditionnelles est repris par les villageois pour critiquer le comportement des prêtres.
En effet, dans la religion populaire la sanction des péchés ne se fait pas dans l'autre monde, en enfer, mais dans le monde des vivants, et ce sont le plus souvent les descendants qui paient pour les crimes des ancêtres. Les plus grands péchés sont le vol et le meurtre. Cependant, le jugement n'est pas le fait d'une divinité mais il est prononcé par les humains vivants, à qui le crime a nui, à travers la malédiction ; les puissances célestes ne sont que les exécutantes : « Si tu voles ou si tu tues, si la punition ne te touche pas toi quelqu'un des tiens va payer, tes enfants. Mais moi, j'aimerais mieux que paie celui qui a fait ; ça arrive, regarde Mirà G., il s'est suicidé : il a fait beaucoup de mal et il s'est suicidé, ça lui est arrivé à lui. Par contre, regarde les miens, l'histoire que je t'ai racontée sur cette vieille, elle a empoisonné beaucoup de monde, et moi je pense que c'est à cause de cela que Dechi (son petit-fils qui est décédé à l'âge de dix-sept ans) a expié. Et pourquoi doit-il expier, lui qui ne doit rien à personne ? Innocent il doit expier, mais c'est comme ça que ça se passe habituellement. Une malédiction dit « génération pour génération ». Puis le grand-père de ma mère, tu vois c'est comme ça qu'on le racontait, moi je ne sais pas maintenant, comme quoi il aurait tué un homme à cause de l'argent, à cause de l'or. Peut-être, d'où je sais moi, ma mère non plus ne le sait pas mais ça a été dit, les gens parlent ; qui peut le savoir ? C'est possible, en ce temps-là, les gens se tuaient » (Inf. Tuoma).
Selon la croyance populaire, les coupables ne sont que rarement punis de leur vivant par les puissances invisibles pour les crimes qu'ils ont commis. Quant à l'autre monde, le défunt l'intègre à la fin d'une série de cérémonies funéraires dont la fonction est de la préparer à la renaissance dans le monde des morts, où il rejoint tous les siens et où l'enfer n'existe pas. L'homme mort devient pur, car selon la règle traditionnelle de la responsabilité collective, ses crimes se transmettent à ses descendants qui en subiront les conséquences de leur vivant. Corollaire de ce statut fait aux morts, la justice ne peut s'accomplir que sur terre et il n'y a de souffrance que dans le monde des vivants. Un mort est apparu en rêve à sa belle-mère et il lui a décrit l'autre monde : « Pourquoi celui de Rasanat qui a péri – il a péri jeune – sa belle-mère a rêvé qu'il a dit : "Le monde ici où je suis est pareil à celui où vous êtes vous ; il y a et des petits et des grands et des vieux et des jeunes, de toute sorte (...). Le monde est pareil, comme c'est ici, là-bas c'est pareil ; mais, dit-il, ici il y a une grande justice4, il y a beaucoup de justice ici, ce n'est pas comme là où j'étais, moi" – là où il était de son vivant. "Là où j'étais de mon vivant, dit-il, il n'y a pas de justice, alors qu'ici il y a une grande justice." Sa belle-mère l'a rêvé en rêve » (Inf. Piersa).
Les morts qui se manifestent en rêve ou par l'intermédiaire d'un devin n'évoquent jamais les rituels chrétiens, alors que les rituels traditionnels sont toujours commentés ; ils expriment leur satisfaction ou leur mécontentement (quand un rituel n'a pas été accompli, ou pas dans les règles). Il existe également de nombreuses descriptions de l'autre monde faites par des ressuscités, mais aucune ne témoigne de l'existence de l'enfer. De plus, dans un des chants de passage chantés par les « passeuses », il est dit que lors de la traversée du pont qui mène à l'autre monde, jamais personne n'est encore tombé. Dans la spiritualité et la morale quotidiennes, l'Eglise est ignorée et la confession ne fait pas partie de la pratique religieuse des Roumains de Homolje.
Certains gestes lors des funérailles, imposés par l'Eglise, ne sont toujours pas acceptés par la population : « Bon, ça, c'est... Tu sais, je suis presque en colère contre cette pratique. Tu sais, quand tu descends le mort dans la tombe, alors pour que la terre lui soit légère ; comme quoi ils jettent de la terre sur lui pour que la terre lui soit légère. Une vieille chez nous s'est fâchée, la vieille Càdivca, parce qu'ils en ont jeté sur sa belle-fille. Ils l'ont amenée morte de France, une voiture l'a écrasée là-bas. Il y a assez longtemps de ça. Cette pratique ne signifie rien pour moi » (Inf. Tuoma).
Les autorités communistes avaient d'abord interdit la pratique de la religion officielle pour finalement se contenter de la combattre par la dissuasion, et il n'était plus obligatoire de passer par l'Eglise pour enregistrer les naissances et les mariages et pour être enterré dans le cimetière : « Depuis la guerre (Seconde Guerre mondiale), quelqu'un qui n'est pas baptisé à l'église peut être enterré dans le cimetière, seulement le prêtre ne vient pas lui lire la prière ; les communistes ne voulaient pas que le prêtre vienne à leur mort mais ils sont enterrés dans le même cimetière que les autres » (Inf. Dusan).
Identité et religion
Les tensions qui existent concernent la communauté roumaine et l'Eglise, mais ce n'est pas un rejet de la religion chrétienne orthodoxe car bon nombre de croyances et de pratiques lui sont empruntées ; même pour les rites de passage. Ainsi, à la naissance d'un enfant, un vieux de la maisnie va à l'église pour prendre de l'eau bénite avec laquelle la moasa va purifier l'enfant et la mère, ainsi que la pièce où l'accouchement a eu lieu. Le baptême à l'église a désormais une utilité préventive et purificatrice, même s'il demeure secondaire par rapport au « baptême du parrain ». Le baptême du prêtre intervient plus tôt que celui du parrain car il est plus confidentiel et nécessite un moindre investissement économique alors que son utilité est pratique. Le baptême à l'église est une garantie pour l'enfant : s'il meurt sans avoir été baptisé par le parrain, il pourra quand même aller dans l'autre monde car il aura une identité, même si elle n'est pas connue des vivants. Cependant, ce n'est pas sa raison d'être première car le parrain peut aussi baptiser un enfant mourant. La fonction essentielle du baptême du prêtre est purificatrice et à portée sociale. Ce baptême rend l'enfant invulnérable aux êtres surnaturels maléfiques, et à partir de ce moment l'enfant peut rester seul dans une pièce ou dehors et la mère peut vaquer à ses occupations domestiques. Bien entendu, elle le surveille mais avant ce baptême elle ne peut le quitter des yeux de peur que des êtres surnaturels ne l'enlèvent ou ne l'étouffent. Toutefois, sa pratique n'est pas générale car la crainte des êtres surnaturels n'est pas également partagée par tous. Un vieil homme avec lequel je m'entretenais m'a confié son étonnement devant la raréfaction de ces créatures : « Avant, les gens les rencontraient souvent, maintenant c'est rare. Je ne sais pas pourquoi. On ne rencontre presque plus de loups non plus. Les temps ont changé » (Inf. Meilà). De plus, le baptême à l'église permet d'obtenir le pardon divin au moment de la mort car seules les personnes baptisées dans la religion officielle ont droit au pardon du prêtre.
Nous avons vu que lors des rituels des trois premiers jours de la naissance, la moasa intègre l'enfant, en tant que membre, dans la communauté domestique et lignagère. Le parrain, en le baptisant, fait de lui un membre à part entière de la communauté villageoise et du groupe roumain de la région : l'annonce du nom se fait devant tout le village et, le soir, tous les habitants des villages roumains environnants peuvent assister au bal donné en l'honneur du nouvel être social. Jusqu'au baptême, l'enfant n'a pas d'existence sociale propre, il n'a pas de nom, il est l'enfant de tel groupe sans dénomination individuelle. En se mariant, un homme devient chef de maisnie et membre définitif de son lignage : il porte désormais le nom de lignage sans passer par son père. Un individu nommé Stànisa, fils de Tuoma du lignage des Dràjiloni, sera appelé Stànisa fils de Tuoma Dràjilan avant son mariage ; une fois marié, il devient Stànisa Dràjilan. Quant aux rituels funéraires, ils ont pour fonction de faire accéder le défunt à la condition d'ancêtre avec un statut de divinité domestique : les ancêtres veillent sur les vivants et des offrandes leur sont dues. Les relations des morts et des vivants, unis dans une même lignée, sont régies par des obligations et des devoirs réciproques. Tous les rituels qui concernent la relation des morts et des vivants relèvent de la religion domestique traditionnelle sans que l'Eglise y soit associée. Le rôle des rituels funéraires de la religion officielle est accessoire car ils sont sans conséquence directe pour la relation des vivants et des ancêtres.
L'Eglise orthodoxe serbe a été tenue à l'écart des rituels structurant l'identité des individus dans la société, car à travers la pratique religieuse, c'est l'identité interne à la société roumaine qui est défendue. Ainsi, la pratique religieuse de la population est basée sur une tradition ancestrale qui n'a que peu de points communs avec le christianisme. Que les traditions et les pratiques religieuses des Roumains de Homolje soient si archaïques et qu'elles aient été à ce point préservées de l'influence ecclésiastique démontre leur utilité sociale, ainsi qu'une opposition à l'institution religieuse officielle dont la fonction n'est pas uniquement de mettre des individus en relation avec Dieu, mais aussi de définir le mode de relation à soi et à autrui. La population refuse de voir l'institution religieuse, qui est d'abord serbe, directement impliquée dans les rituels créateurs d'identités relatifs aux unités sociales (maisnie, lignage, village, groupe roumain de la région) qui structurent cette société roumaine.
L'Eglise est rejetée car elle est perçue comme un danger pour son identité interne. Elle est perçue comme une autorité administrative (fonction qu'elle a exercée jusqu'à la Seconde Guerre mondiale) et spirituelle serbe coercitive et hégémonique. C'est la raison pour laquelle la place faite à l'Eglise dans la vie sociale et individuelle est faible ; les éléments religieux appartenant à la religion officielle ne sont pas absents des rituels de passage que nous avons étudiés (naissance, baptême, mariage et mort), mais la place du prêtre, son représentant, est toujours secondaire par rapport à la personne rituelle traditionnelle : la moasa à la naissance, le nas (le « parrain ») au baptême et au mariage, et les petrecàtoarli (les « passeuses ») et les femmes de la maisnie du défunt lors des rituels funéraires et post mortem. Tous ces personnages sont légitimés par et pour la société roumaine ; ils sont internes à la communauté et indispensables à son bon fonctionnement. C'est lors de ces rituels de passage que les identités individuelles se constituent et que les individus sont intégrés dans les différentes unités sociales (maisnie, lignage, village et groupe roumain), alors que le prêtre n'est légitimé que par l'Eglise.
L'Eglise avait une fonction assimilatrice auprès de la communauté roumaine étudiée. Elle a, notamment, réussi à imposer des noms de baptême serbes et la serbisation officielle des patronymes (ces patronymes ne fonctionnent pas à l'intérieur de la société roumaine mais uniquement en dehors), mais n'a aucune prise sur la vie religieuse de cette communauté : l'essentiel des rituels accompagnant le cycle de la vie, qui participent de la reproduction de l'identité sociale, lui échappent. Djordjevic (1906 : 54-55) notait au début du siècle que les « prêtres donnent aux enfants des prénoms purement serbes mais entre eux, ils continuent de s'appeler par des noms roumains ». Plus loin, il dit que cette population est de faible moralité et qu'elle ne se rend à l'église qu'aux dates de leurs propres croyances superstitieuses. Un moine (originaire de Bosnie) du monastère de Vitovnita (Vitonita, en roumain), auquel est rattaché Melnica (Menita), m'a dit un jour n'avoir jamais vu une population aussi peu respectueuse de la religion et de l'Eglise que les Roumains de la région.
L'Eglise a pu avoir une certaine prise sur la population du temps de son rôle administratif : le baptême était obligatoire pour enregistrer la naissance d'un enfant et pour qu'ensuite il puisse se marier, car seule l'Eglise pouvait légitimer administrativement un mariage et elle n'acceptait de marier que les personnes préalablement baptisées par ses soins. Depuis la laïcisation de l'administration, elle n'a plus aucun pouvoir sur la vie sociale de la communauté roumaine.
Identité et Etat
L'identité roumaine ne s'exprime qu'à l'intérieur de la communauté roumaine et, le plus souvent, l'Etat l'ignore. Quand les Roumains ont affaire à l'Etat, c'est en tant que Serbes : les représentants de l'Etat voient en eux des Serbes et quand des Roumains se mettent au service de l'Etat (parfois à des postes très élevés : préfets, députés, diplomates...), c'est en tant que Serbes qu'ils le font. L'identité roumaine n'est pas revendicative et elle n'est donc pas un facteur de déstabilisation politique. En revanche, l'Eglise, parce que son champ d'action touche à l'identité interne de la communauté roumaine (tous les rituels liés à la naissance, au baptême, au mariage et à la mort qui structurent l'identité et l'organisation sociale interne de la société), est un facteur déstabilisant pour la société roumaine. Dans ce sens, le communisme a rendu service aux Roumains car en combattant l'Eglise il a renforcé la religion domestique. Le communisme n'a pas affaibli la religion domestique car, expression privée, elle est difficile à contrôler et, de plus, le Parti communiste ne voyait pas en elle la manifestation d'un contre-pouvoir à éliminer ou d'une idéologie globalisante mettant en danger le système. Les communistes roumains ont toujours célébré les cultes domestiques mais n'allaient pas à l'église et ne se signaient pas. Un ancien haut responsable régional du Parti communiste serbe qui a été, entre autres, maire de la commune de Petrovac dont fait partie Melnica (Menita) est originaire du village ; il a accepté de témoigner de son rapport au culte domestique et à la religion officielle : « Moi, j'allais chez mon père à Melnica pour la slaua (fête du saint patron de la maisnie), je participais aux rituels de l'évocation des noms des ancêtres (pomanà) mais quand ils se signaient je sortais de la pièce et je revenais après. Et à l'église, je n'y allais jamais ; on ne pouvait pas être communiste et aller à l'église » (Inf. Ianos).
Il existe aussi d'autres témoignages sur cette distinction entre la religion officielle et les cultes domestiques : « Les communistes, quand on célébrait la slaua dans leur maisnie, ils sortaient dans le village pour montrer qu'ils n'y participaient pas ; comme quoi ils ne sont pas au courant de ça, alors que tout le monde le savait. Ça a duré quatre ou cinq ans et après ils ont fait leur slaua normalement. Tu sais, on peut pas déraciner ça, c'est trop profond. Mais ils n'allaient pas à l'église et ils empêchaient les autres d'y aller jusqu'en 1957-1958 » (Inf. Liubomir). Il en allait également ainsi des rituels liés au cycle de la vie, tous les communistes ou enfants de communistes avaient une moasa et un parrain qui présidaient aux rituels de la naissance, du baptême et du mariage mais tout ce qui était du ressort de l'Eglise était rejeté.
Contrairement aux Serbes, l'identité serbe des Roumains ne s'est pas constituée à travers l'Eglise, qui, présente au niveau local, est jugée trop dangereuse pour les pratiques sociales et religieuses traditionnelles qui sont garantes de l'identité roumaine de la communauté. L'adhésion à la serbité s'est faite par l'intermédiaire de l'Etat. Ce sont d'ailleurs toujours les symboles de l'Etat qui sont mis en avant pour exprimer cette adhésion. Pendant la noce, comme nous l'avons signalé plus haut, c'est le drapeau national yougoslave qui est porté en étendard et il est de mise dans toutes les manifestations sociales. Depuis que la crise nationaliste est ouvertement apparue en Yougoslavie (début des années 80), la célébration du départ au service militaire (ispracaj) d'un jeune homme a pris une telle importance jusqu'à devenir l'équivalent (en invités et en moyens financiers investis) d'un baptême et d'un mariage. Par cet acte, la communauté roumaine témoigne de son attachement à son identité serbe et à l'Etat yougoslave.
La véritable identité est double
La situation particulière de la communauté roumaine de Homolje (qui est homogène mais coupée de la masse roumaine, la Roumanie, et vivant dans un contexte serbe), dont fait partie Melnica (Menita), a eu des répercussions sur l'identité de cette population. Les Roumains de Melnica (Menita), et de Homolje en général, ont une double identification : roumaine et serbe. Dans les relations de proximité, c'est la romanité qui l'emporte mais dans un cadre plus large, c'est la serbité qui prévaut. Cette double identité et sa particularité ne sont exprimées et ne peuvent être saisies que dans le bilinguisme. En fonction de la langue dans laquelle ils s'expriment, les villageois emploient deux termes pour se désigner. Quand ils parlent en roumain, qui est leur langue maternelle, ils disent parler le roumain (rumâneasce) et se déclarent roumains (rumâni) ; quand ils s'expriment en serbe, ils disent parler le vlaski et être vlasi (vlah au singulier) uniquement pour faire la distinction entre eux et les Serbes locaux, mais quand ils parlent avec ces derniers des non-Serbes, ils se disent « serbes », ce qu'ils revendiquent également toujours en dehors de la région. En serbe, ils n'emploient le terme « Roumain » que pour désigner les Roumains de Roumanie et ceux du Banat en Voïvodine, qui ont un statut de minorité roumaine et par conséquent reçoivent un enseignement en roumain à l'école primaire. Ils ne confondent pas leur romanité et la romanité des Roumains de Roumanie et du Banat yougoslave. Quand ils s'expriment en roumain, ils ont un problème linguistique d'identification. Ils font une différence entre eux et les Roumains « reconnus » mais cette différence n'existe pas dans le vocabulaire ; « nous » et « eux » sont pensés comme deux objets différenciés, regroupés sous un même signifiant « roumain ».
Que cette double identité (roumaine et serbe) ne pose pas de problème s'explique par le fait que l'unité sociale collective de référence dans les sociétés paysannes traditionnelles est le village, ou tout au plus la confédération de villages (Stahl 1986). A ce niveau d'organisation sociale, ils étaient roumains et le sont restés. En revanche, l'idée d'une appartenance à une unité sociale aussi large que l'Etat-nation est postérieure à leur migration ; elle s'est formée en Serbie, avec l'indépendance de la Serbie en 1878 et avec la création du royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes en 1918, devenu royaume de Yougoslavie en 1929. Dans la langue roumaine parlée par les Roumains de la région, le mot « Etat » n'existe pas, c'est le mot serbo-croate, drzava, qui est utilisé ; de même, pour désigner la « nation », c'est le terme serbo-croate, nacija, qui est employé. Alors que pour toutes les unités sociales internes au groupe roumain, les termes usités sont roumains : casa pour la maisnie, policra pour le lignage, sat pour le village et Rumâni (Roumains) ou tara rumâneasca (pays roumain) pour l'ensemble du groupe roumain de la région.
Dans le contexte actuel de guerre, les Roumains non seulement épousent la cause serbe, mais se considèrent Serbes. Quand ils parlent des Serbes de Bosnie-Herzégovine ou de Croatie, en guerre, ils disent les « nôtres » ou « nous ». Rien ne distingue leur attitude face à la guerre et à la crise dans l'ex-Yougoslavie, de celle des Serbes ; les différentes options pour résoudre la crise sont présentes chez eux dans les mêmes proportions que chez les Serbes. Dans ce conflit qui oppose les Serbes à d'autres peuples yougoslaves, ils sont serbes et n'ont aucune revendication particulière.
Deux identités sont également revendiquées et ce sont ces deux éléments qui constituent l'identité véritable de la communauté roumaine de Homolje. La double identité est l'élément structurant de ce groupe roumain vivant dans un monde serbe. Chaque identité a son cadre d'expression et sa référence constitutive. Dans leur rapport à l'autre et à l'extérieur (les Serbes), les Roumains nient l'opposition pour sauvegarder la différence.
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Notes
1Melnica (Menita) est un village du nord-est de la Serbie. Sa population est, à quelques exceptions près, exclusivement roumaine. Le peuplement de Melnica (Menita) est le résultat d'une immigration roumaine qui aurait débuté au XVIIIe siècle (Djordjevic 1906) ; Emil Petrovici (1942 : 41-76) pense qu'elle a commencé un siècle plus tôt. Selon ces auteurs, la population de Melnica (Menita) serait en grande majorité originaire de Transylvanie. Ils basent leurs affirmations sur des critères linguistiques car ils estiment que le roumain pratiqué dans la région de Homolje (où se situe ce village) possède des caractères linguistiques propres aux Roumains de Transylvanie. Cette immigration avait pour cause la dureté de la vie sous l'occupation austro-hongroise (Metes 1977).
2Les deux termes sont en serbo-croate.
3Toute l'ethnographie concernant le village est le résultat d'un travail de terrain qui a duré un an dans le village, réparti en plusieurs séjours de deux à trois mois de 1988 à 1990. De plus, je travaille aussi régulièrement avec les villageois immigrés dans la région parisienne. Toutes les citations d'informateurs présentes dans cet article sont des retranscriptions d'entretiens enregistrés que j'ai effectués dans le village, à l'exception de celles de Dusan avec lequel je me suis entretenu au Pré-Saint-Gervais, dans sa résidence française.
4La justice s'oppose au malheur qui est injuste.
http://terrain.revues.org/document3092.html