Dimitrijevic: Rituaľe đin vĭaţă, identitaće etnică, identitaće naţională I

Started by virgil, 20.03.2007. 03:25

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Dejan Dimitrijevic - Rufu:

Rites de passage, identité ethnique, identité nationale

Le cas d'une communauté roumaine de Serbie

La littérature ethnographique roumaine portant sur les rituels liés au cycle de la vie (naissance, mariage et mort) est très riche et ceux-ci ont fait l'objet de nombreuses analyses. A la suite de l'œuvre fondatrice d'Arnold Van Gennep (1981), toutes les études de ces rites ont mis en évidence leur rôle dans la constitution de l'identité individuelle. Ainsi, la remarque de Nicole Belmont (1986 : 11) : « Les rites de passage sont les rites qui accompagnent les changements de lieu, d'état, d'occupation, de situation sociale, de statut, d'âge » vaut aussi pour la Roumanie et pour le village qui nous intéresse ici, Melnica (Menita, en roumain)1. Les rites y sont également utilisés à ces fins, mais au-delà de l'identité individuelle, c'est aussi l'identité de la communauté dans son ensemble qui repose sur la force de ces rituels. Cette communauté roumaine, coupée de la masse roumaine de Roumanie et vivant dans un monde serbe, cherche à sauvegarder son identité ethnique roumaine tout en revendiquant l'identité nationale (nacionalnost) serbe et la citoyenneté (drzavljanstvo)2 yougoslave. Au centre de cette construction identitaire se trouvent les rites de passage renforcés par leur indépendance vis-à-vis de l'autorité religieuse, comme nous allons le voir3.

La naissance et le rôle de la moasa

Les premiers gestes d'intégration sociale sont effectués à la naissance d'un individu par une femme appelée moasa. La personne et la fonction existent aussi, sous la même dénomination, en Roumanie ; mais alors qu'en Roumanie, elle participe déjà à l'accouchement (Stahl 1939), à Melnica, son rôle ne débute qu'une fois l'enfant sorti du ventre de sa mère. La moasa sépare le nouveau-né de celle-ci en coupant le cordon ombilical.

A Melnica (Menita), depuis que les accouchements ne se font plus à domicile, le rôle de la moasa commence véritablement avec la sortie de l'enfant et de la mère de l'hôpital. C'est elle qui prend l'enfant la première ; elle l'accueille à la sortie de l'hôpital comme elle l'aurait fait, quelques décennies en arrière, à l'issue de l'accouchement. Puis, arrivés à la maison, la moasa donne le bain rituel à l'enfant (avant, c'était son premier bain alors que maintenant, il est déjà baigné à l'hôpital).

Après l'avoir baigné, la moasa prend l'enfant et va devant la porte d'entrée située face au soleil (les maisons comportent toujours deux entrées, l'une au sud, l'autre au nord), et le soulève trois fois en disant : « Qu'il vive longtemps et qu'il soit en bonne santé. » En Roumanie, parfois, c'était à cette occasion qu'il était présenté au père (Vlàdutiu 1973 : 397). Florica Lorint nous dit que le fait d'élever l'enfant immédiatement après sa naissance et de faire des vœux pour son avenir est un acte symbolique d'accueil et d'admission du nouveau-né dans la communauté sociale à laquelle il appartient, sa « maisnie » (la plus petite unité sociale, voir Stahl 1974 et 1992 : 65). Cette intégration a pour but de perpétuer la lignée et l'héritage des ancêtres, ce qui est clairement dit dans certains vœux : « ...Comme les hommes éclairés / Comme tous les hommes valeureux / Qui ont été jadis / Dans les temps anciens, dans les temps immémoriaux... » (Lorint 1967 : 129-130 ; voir aussi Marian 1892 : 152 sqq.). Après la séquence des vœux, à Melnica (Menita), la moasa habille l'enfant d'une chemise et l'emmaillote avec des langes qu'elle a confectionnées avec du tissu récupéré sur une chemise des parents. Bien qu'elle mette dans le bain différents objets destinés à protéger le nouveau-né, c'est l'eau qui est l'élément efficace, car on lui attribue des pouvoirs purifiants et régénérateurs (voir sur le sujet Eliade 1968 : 170-185 et Simionescu 1973 : 465-476) ; les bains lavent l'enfant de son état antérieur et le préparent à recevoir son destin dans ce monde. A Melnica (Menita), comme en Roumanie, c'est lors de la troisième nuit que les déesses du destin (Ursàtoarli) décident de son avenir. Pendant toute la « nuit des déesses », la moasa reste avec le nouveau-né et la mère. Pour cette occasion, elle apporte trois petits pains (turtà) ; le premier est enduit de miel, le deuxième de beurre et le troisième de sel. A côté de chaque pain, elle place une somme d'argent et un verre de vin ou d'eau-de-vie de prune. Le tout est posé sur une table – appelée masa ursîtoarilor (la table des déesses du destin) –auprès de l'enfant, qui, exceptionnellement, se trouve avec son berceau dans le lit. Ces offrandes ont pour but de mettre les déesses de bonne humeur afin qu'elles gratifient l'enfant d'un bon destin. Il est très important qu'elles soient satisfaites pour être bien disposées à l'égard de l'enfant car aucune puissance ne peut changer ce qu'elles ont décidé, pas même Dieu, et leur verdict n'est soumis à aucune influence. Pendant la nuit où les déesses du destin officient, la moasa fait semblant de travailler : si l'enfant est un garçon, elle mime une activité masculine (par exemple, enfoncer un clou), et si c'est une fille, une activité féminine (par exemple, tricoter), pour que le nouveau-né prenne plaisir à son futur travail. Elle reste éveillée toute la nuit car, selon la croyance, il est possible d'entendre le verdict des déesses. On se les représente comme trois belles jeunes filles d'âge différent qui, chacune son tour par ordre décroissant d'âge, donnent un destin à l'enfant, mais la cadette a le dernier mot et donne le véritable destin de l'enfant.

La moasa ne s'occupe physiquement de l'enfant que pendant trois jours, jusqu'à la nuit des déesses du destin. Ses fonctions sont d'accueillir l'enfant dans le monde des vivants, de lui donner les premiers soins, de l'introduire dans la communauté domestique et dans le lignage auquel le nouveau-né appartient, et d'œuvrer pour un destin favorable en prononçant des vœux et en préparant la table des déesses qui décident de sa destinée. Cependant, sa responsabilité envers l'enfant ne s'achève pas à la fin de la troisième nuit, il reste sous sa protection jusqu'au « baptême du parrain ». Durant cette période dangereuse, qui va de sa naissance jusqu'au « baptême du parrain » (les enfants sont baptisés vers cinq ans), la moasa a la charge rituelle et spirituelle de l'enfant.

Le « baptême du parrain »

Les enfants sont baptisés à deux reprises ; une fois à l'église (la communauté roumaine de la région ne dispose pas d'une Eglise roumaine mais elle dépend de l'Eglise orthodoxe serbe) par le prêtre et une autre fois à la maison par le parrain.

Le baptême à l'église se déroule quelques jours après la naissance de l'enfant. Cette cérémonie est très brève et ne donne pas lieu à d'importantes festivités ; seuls les membres de la maisnie de l'enfant, le parrain (nas) et la marraine (nàsîta) sont présents à cette occasion et seul un déjeuner pris en commun marque l'événement. Ce baptême fut longtemps une obligation administrative car jusqu'à l'instauration du régime communiste (1945), l'Eglise avait la charge des registres de l'état civil : les prêtres enregistraient les naissances à l'occasion des baptêmes, les mariages et les décès.

Au baptême, comme au mariage, le parrain est la personne rituelle la plus importante. Il est choisi une fois pour toutes et la relation est héréditaire car elle ne met pas seulement en rapport deux individus, le parrain et le filleul, mais aussi et surtout deux maisnies : la maisnie parrain et la maisnie filleule (Dimitrijevic-Rufu 1990 : 48-50). Eugène A. Hammel (1968 : 51), qui a étudié le parrainage en Yougoslavie, a trouvé chez les Roumains (qu'il appelle « Vlach ») la plus forte fréquence dans la transmission du parrainage entre deux groupes.

Le baptême du parrain est la véritable cérémonie par laquelle l'enfant acquiert une existence sociale car c'est à cette occasion que son nom est officiellement annoncé en public. Le parrain décide du nom de l'enfant lors du premier baptême, à l'église. Cependant, par le passé, il ne le dévoilait qu'au seul prêtre ; le nom était tenu secret jusqu'à son annonce officielle lors du second baptême. De nos jours, cela n'est plus respecté, les parents de l'enfant et son entourage immédiat connaissent son nom ; toutefois, c'est un sobriquet qui est utilisé de préférence au nom de baptême.

Il est jugé indispensable que le parrain ait un rôle prépondérant dans le choix du nom même si sa liberté de choix a été limitée par les parents. Actuellement, le parrain propose une liste de cinq ou six noms de chaque sexe et les parents choisissent avant la naissance de l'enfant. Autrefois, le choix du nom était sous l'entière responsabilité du parrain ; cependant, cette liberté infinie n'était qu'apparente, car il était du devoir du parrain de choisir parmi les noms des personnes défuntes les plus prestigieuses du lignage de l'enfant ; parfois, quand une personne décédée s'impose par son prestige, le nom peut être choisi dans le lignage du parrain. Ainsi, le choix et la transmission des noms se font en fonction du prestige dont ils sont porteurs. Cependant, même si nous voyons que la liberté du parrain ne peut s'exercer que dans un cadre déterminé, il doit être, en dernière instance, le responsable du choix du nom car tout ce qui vient de lui ne peut, selon la croyance, qu'être bénéfique à l'enfant puisque le « parrain est la chance de l'enfant ».

La cérémonie du second baptême commence par une passation de pouvoirs entre la moasa et le parrain qui devient le protecteur et le conseiller de l'enfant, une sorte d'ange gardien. La comparaison entre le parrain et l'ange gardien n'est pas uniquement métaphorique car ils ont les mêmes qualités : « Chaque personne a un ange gardien (înger) dès sa naissance. Il la protège de la sorcellerie surtout, mais il la protège aussi des maladies et des accidents. Mais il y a des anges forts et des anges faibles » (Inf. Piersa). Si l'ange est fort, alors la personne n'a rien à craindre de la sorcellerie, elle est invulnérable. Si, au contraire, il est faible, alors la protection sera moins efficace et la personne devra faire appel à une guérisseuse (appelée baba) versée dans la magie, pour retourner le sortilège (fàcàtura) à la personne qui l'a envoyé. Il en va de même pour la prospérité, la santé et, plus généralement, pour tout ce qui peut être attribué au hasard ; ainsi, tous les accidents et les malheurs peuvent être mis sur le compte de la faiblesse de l'ange gardien. La fonction de cet ange n'est pas différente de celle du parrain. En effet, l'un et l'autre doivent protéger l'enfant, et, de même qu'un ange, un parrain qui n'a pas suffisamment de « chance » à offrir à l'enfant ne peut lui assurer qu'une protection moindre ; et quand le parrain est vraiment trop « faible en chance », les enfants ne vivent pas. En revanche, si le parrain a de la « chance », l'enfant vit heureux.

Avant que la cérémonie ne commence, c'est la moasa qui tient l'enfant dans ses bras. Quand toutes les personnes invitées sont réunies, le parrain se lève et dit : « Nous allons baptiser l'enfant, que le baptême se déroule en paix, que vous entendiez le nom en paix. Vivons ! » Et les invités disent tous en chœur : « Que vive l'enfant, ainsi que nous et que nous nous retrouvions tous à son mariage. » Puis, la moasa donne l'enfant au parrain qui le soulève trois fois en disant : « Que vive Dusan ! » Ainsi, le baptême consiste en une annonce officielle et publique du nom.

Les vœux énoncés au moment du baptême, sous le patronage du parrain, ont le même sens que les rituels des trois premiers jours qui suivent la naissance de l'enfant, alors qu'il est sous la protection de la moasa. Ces vœux concernent le mariage dont la fonction première est d'assurer une descendance à la maisnie. Une longue vie est également souhaitée pour élever et marier les enfants afin de permettre qu'à leur tour ils deviennent des adultes, donnent la vie et perpétuent la lignée et la vie de la maisnie. A la naissance et au baptême, les vœux n'ont d'autre but que de favoriser le cycle entier de la vie de l'individu pour assurer la pérennité de la plus petite unité sociale, la maisnic, qui est le fondement sur lequel reposent toutes les autres unités sociales (lignage, village, groupe roumain). De plus, c'est également la condition du bonheur dans l'autre monde des membres défunts de la lignée : il faut s'assurer une descendance qui s'acquittera des rituels post mortem dus aux ancêtres. Ainsi, la moasa et le parrain n'ont pas seulement la responsabilité d'un individu mais ils agissent également dans le sens de la préservation de l'équilibre social. Nous verrons que les rituels funéraires poursuivent le même but. D'ailleurs, même les villageois qui adhéraient au Parti communiste faisaient la distinction entre la religion officielle et les rituels domestiques : « Les communistes, eux, ne baptisaient pas leurs enfants à l'église mais le parrain les baptisait » (Inf. Liubomir).
Le parrain et la noce

Le parrain donne une existence sociale à l'enfant en le baptisant, puis l'élève au rang d'adulte et de chef de maisnie en le mariant, car le fils ne succède au père dans la fonction de chef que lorsqu'il s'est marié et qu'il a assuré la descendance de la lignée.

Le mariage ne devient effectif qu'à la concrétisation de l'accord conclu entre le groupe de la jeune fille et celui du jeune homme. Le marchandage porte sur l'importance de la prestation économique qui est à la charge de la maisnie de la jeune fille (dans le cas des mariages en gendre c'est à la maisnie du jeune homme que cette charge incombe). Cet accord, qui porte sur des biens matériels, est annoncé publiquement lors d'une cérémonie prémaritale appelée tocma (« arrangement », « accord »). Le parrain est présent à cette occasion et il témoigne du respect (ou du non-respect) des termes de l'arrangement qui doit être honoré le jour de la noce qui scelle socialement l'union du couple et l'alliance des deux groupes.

Le mariage est placé sous le signe du parrain ; rien ne peut se faire sans lui. L'importance de sa fonction est soulignée par l'attention qui lui est portée lors de la noce : « Il y a des serveurs spéciaux pour le parrain, et ils doivent s'occuper de lui tout le temps. Toutes les deux minutes, ils doivent lui proposer à boire, à manger... lui demander s'il est satisfait, de quoi il a besoin, comment il se sent... » (Inf. Liubomir). Pendant le repas, la musique ne joue que pour lui ; les danses et les chansons sont commandées par lui. Le jour de la noce, tous les désirs du parrain doivent être exaucés, même les plus farfelus. C'est le cumnat dà mînà (le « beau-frère de la main », car il est censé tenir constamment la main de la mariée ; il s'agit d'un célibataire, parent de la mariée, qui doit veiller sur elle et la protéger des autres jeunes hommes car, désormais, elle n'est plus libre) qui est la première victime de ses farces et de ses caprices. Le plus fréquemment, le parrain se cache, et comme la noce ne peut se poursuivre sans lui, le cumnat dà mînà doit le retrouver. C'est la raison pour laquelle, il doit toujours avoir un œil sur le parrain : « Le parrain, s'il est un peu plus âgé, ce n'est pas dangereux, mais s'il est un peu plus jeune, c'est un désastre. (...) C'était chez mon cousin, il y avait un parrain, un farceur, et à un moment donné, il avait disparu. Oh, là là ! Toute la noce s'était émue –ça se passait vers minuit. Toute la noce, avec les musiciens et le cumnat dà mînà, est partie à sa recherche. Des hommes l'ont trouvé dans une cabane, caché dans la paille ; enculé de gamin, il était assis là, replié. Le cumnat dà mînà lui demande d'être de bonne humeur et ils s'échangent les gourdes (gourdes dont sont munies toutes les personnes rituelles). Mais après, il ne voulait pas se lever ; il a dû lui donner la main pour le tirer et le lever. C'est un désastre ce qui se passe parfois » (Inf. Tuoma).

La noce se disperse quand le parrain décide de partir. Il enlève le voile et la couronne (sovoniu) de la tête de la mariée et la noce s'achève. En enlevant la couronne à la mariée, le parrain, en tant que patron spirituel de la cérémonie, légalise les rapports sexuels du jeune couple. Cependant, pour que le parrain accepte de clore la cérémonie de mariage, le cumnat dà mînà doit passer avec réussite les épreuves qu'il lui impose. Ces épreuves peuvent être physiques ou intellectuelles, ou les deux ; tout dépend du parrain, bien que les secondes soient les plus appréciées à cette occasion. Les épreuves intellectuelles sont des devinettes à double sens et à forte évocation sexuelle, ce qui en fait toute la saveur : « Là, il faut voir ce que pâtit le cumnat dà mînà. Il y a des expressions honteuses, comment te dire... Comme : "Tu la rentres sèche et tu la ressors mouillée, qu'est-ce que c'est ? C'est une tràgulà" (queue de courge qui servait de tuyau pour tirer de l'alcool des fûts). Cette tràgulà était un tuyau, tu la rentres sèche et tu la ressors mouillée. S'il ne sait pas ça, il meurt ; et il y en a beaucoup d'autres, mais ça ne me vient pas à l'esprit maintenant, tant il y en a. En ces occasions, si le cumnat dà mînà n'a pas des hommes pour lui apprendre, il a envie de pleurer : "Est-ce que tu veux être cumnat dà mînà ou est-ce que tu veux mourir ?" Mais il y a toujours des hommes âgés pour l'aider. »

Le parrain peut également être aidé pour trouver des épreuves : « Branà Iepuranu était parrain mais il ne savait rien, et feu Vladu, fils de Brancu était stàroica (parrain de baptême de la mariée ou du mari en gendre et second témoin du mariage), mais c'était la mère de Ghisa qui en savait long. Elle disait à Vladu et Vladu répétait au parrain ce que l'autre (le cumnat dà mînà) devait apporter ; il s'est tué à la tâche. Et puis, je me souviens qu'à mon mariage... Mon parrain était un homme un peu simplet mais c'était un dangereux diable : il a demandé au cumnat dà mînà d'attraper une souris. Il est allé dans le grenier et il a attrapé une souris, tu imagines ? » (Inf. Tuoma).

Après cela, le parrain fait travailler de conserve le cumnat dà mînà, le marié et la mariée : « Le cumnat dà mînà fauchait, comme s'il fauchait le blé mais il faisait semblant, et les musiciens jouaient. Donc, il fait comme s'il fauchait le blé avec la faux et la mariée rassemble le blé et le met sur la corde, et le marié l'attache. Je me rappelle chez Milosîcà, il déconnait car il attachait mais il disait : "Pourquoi l'attacher puisqu'il tient même sans ça ?" » (Inf. Tuoma).

Ils fauchent ainsi trois andains. A chaque fois qu'ils arrivent au bout, ils reviennent pour en commencer un autre, et, à ce moment, le parrain et la marraine, qui sont assis sur un banc, se décalent d'une place. Ils répètent cela trois fois, puis le parrain prie pour la santé des jeunes mariés et pour leur fécondité. Cela se passe au petit matin, et à la fin, des coups de feu sont tirés. Ainsi, les cérémonies de mariage prennent fin et le parrain est raccompagné par les musiciens à son domicile.

Lorsque le cortège du marié se rend chez la mariée pour la prendre et l'amener dans sa future maison, à sa tête se trouve un jeune homme, choisi par le parrain, le plus souvent parmi ses parents, qui porte le drapeau national yougoslave confectionné par ses soins. Cela fait une différence notable avec les Serbes de la région qui mettent la bannière de l'Eglise en tête du cortège. Dans les deux cas, c'est l'identité serbe qui est exprimée. Les Roumains cultivent l'identité roumaine à l'intérieur de leur société mais ils revendiquent et ils affichent l'identité serbe à l'extérieur de leur groupe et dans les manifestations publiques. Ils ont pris le drapeau national comme symbole de cette identité car leur serbité s'est forgée à travers l'Etat, alors même que pour les Serbes, l'identité est indissociable de l'Eglise car c'est autour d'elle que s'est constituée l'identité serbe durant l'occupation ottomane. Tihomir Djordjevic (1906 : 22), un ethnographe serbe qui a recueilli les coutumes de la population roumaine de Homolje au début du siècle, note que les « Roumains séparent le mariage religieux du mariage social ».

Les autorités cléricales ont imposé le mariage à l'église du temps où leur autorité ne s'exerçait pas uniquement dans les affaires religieuses mais où elles avaient également la charge de l'état civil. Jusqu'à l'instauration du régime communiste (1945), les naissances et les mariages ne pouvaient être enregistrés sans passer par l'Eglise : elle avait un pouvoir administratif. Quand cette formalité n'a plus été indispensable, la population roumaine a tout naturellement négligé l'institution ecclésiastique, car, comme nous l'avons vu, les rituels pertinents pour la société roumaine, à l'occasion de la naissance, du baptême et du mariage, sont effectués par des personnes investies par la société elle-même.

La mort, la femme et le prêtre

L'Eglise, à travers la personne du prêtre, n'est réellement présente que lors des cérémonies funéraires. Toutefois, les rituels effectués à cette occasion sont doubles ; les pratiques traditionnelles, exécutées par des femmes, et les rites orthodoxes cohabitent.

Les « passeuses » (petrecàtoarli) sont les figures principales des funérailles ; elles font passer le mort du monde des vivants au monde des morts. Elles sont au nombre de quatre et à trois reprises, elles interprètent des chants, sur le mode des lamentations, qui doivent guider le défunt sur le chemin qui mène à l'autre monde. Le premier chant est exécuté à l'intérieur, près du lit du mort, le deuxième dans la cour, et le troisième sur le chemin du cimetière. Ces trois étapes sont également observées par le prêtre qui officie avant chaque intervention des « passeuses ». En allant au cimetière, les quatre femmes accompagnent le défunt de leur chant, mais chaque fois que le cortège arrive à un croisement, elles s'interrompent pour laisser le prêtre lire des prières. Ainsi, à tour de rôle, le prêtre et les « passeuses » effectuent les rituels dont ils ont la charge respective.

Les femmes de la maisnie du défunt ont aussi un rôle rituel très important puisque ce sont elles qui évoquent le mort, en chantant des lamentations. Les cérémonies d'évocation (pomanà) les plus importantes se font au moment des funérailles, huit jours après, le sixième mois, la première et la septième année. Ces célébrations accompagnent et permettent la lente intégration du mort dans l'autre monde. La septième année, le mort est considéré comme définitivement installé dans son groupe de l'autre monde. Les chants de lamentation permettent une continuité entre les membres morts et vivants de la lignée ; ils soulignent la cohésion sociale du groupe de la maisnie qui n'est pas uniquement composé par les vivants mais aussi par les morts et ceux à venir. La gestion de la maisnie implique des obligations aussi bien envers les défunts qu'envers les membres à venir ; les ancêtres ont droit à des évocations et à des offrandes, et les descendants à un héritage. Ces deux obligations déterminent la vie de la maisnie.

Les vivants sont garants du bonheur des morts dans l'autre monde, ils doivent leur fournir tout ce qui leur est nécessaire. Les besoins dans le monde des morts sont les mêmes que dans le monde des vivants : « On dit qu'on entend les instruments jouer, les danses ; comme les gens ont dansé avec les talirs, ils tintent au cou. Les tables chargées, les gens sont assis sur les chaises et ils boivent et ils mangent – ceux qui ont reçu des offrandes, alors que celui qui n'a rien reçu, il reste debout et regarde ceux-là ; pourquoi tu mets le bâton sur la table (des offrandes) et tu le frappes sur la tête parce qu'il vient à ta table pour manger, et toi, avec le bâton, tu le frappes sur la tête ?" –Celui qui n'a rien, tu ne lui donnes rien ? –Ben, on ne donne pas" » (Inf. Piersa).

Chaque maisnie a un chef, une « tête de maisnie » (capu càsî, gazda, domàcin ; les deux derniers termes sont empruntés au serbo-croate). Cette fonction est assumée par l'homme qui a le plus de devoirs dans la maisnie. Les devoirs se mesurent en termes d'enfants à élever, de responsabilités envers les descendants immédiats. Une « tête de maisnie » doit gérer les biens matériels existants – ceux qu'on lui a transmis–, aussi bien par obligation envers les ascendants qu'envers les descendants, puisque c'est un bien commun aux membres d'une même lignée, qu'ils soient morts, vivants ou à venir. Cela est valable pour toutes les sociétés balkaniques traditionnelles (voir Stahl 1987 : 234). C'est une fonction qui engage sa vie dans ce monde et dans l'autre car s'il manque à ses responsabilités, les membres morts peuvent le punir de son vivant, en le tracassant dans les rêves et en contrariant le déroulement de sa vie, mais aussi lui interdire l'accès au groupe dans l'autre monde et le condamner ainsi à la solitude éternelle. Quant aux ascendants, s'il ne leur lègue rien ils n'auront plus d'obligations de culte post mortem envers lui car les offrandes (pomeni, pomana au singulier ; évocation du nom lors d'offrandes matérielles) sont essentiellement liées à la terre et plus généralement à l'héritage ; celui qui ne lègue rien n'a droit à aucun culte. En dilapidant les biens de ses ancêtres, il se rend coupable d'un crime impardonnable, la rupture de la cohésion du groupe ; ce qui le condamne à l'exclusion et au dénuement dans l'autre monde.


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Comme pour le baptême et le mariage, l'Eglise a imposé sa présence et son rite à l'occasion des funérailles grâce à son pouvoir administratif. Traditionnellement, les morts étaient enterrés dans la cour de la maisnie ou à un endroit que le défunt appréciait particulièrement de son vivant. L'Eglise n'a pas toléré cette pratique (les derniers cas remontent à l'immédiat après-guerre mais l'interdiction est beaucoup plus ancienne) et a imposé le cimetière, espace qui ne pouvait être investi sans son accord, comme lieu unique d'enterrement. De la sorte, l'institution religieuse a pénétré les cérémonies funéraires. Son accord n'est plus nécessaire pour accéder au cimetière mais le pardon divin, délivré par le prêtre, est jugé souhaitable au moment de la mort au même titre que le pardon des vivants. En effet, le pardon est essentiel dans les pratiques liées à la mort car, selon la croyance populaire, le mourant ne peut décéder, ce qui engendre de grandes souffrances, s'il n'a pas reçu le pardon de tous ses proches et des personnes avec lesquelles il a été en conflit ; c'est sur cette croyance que s'est greffé le pardon religieux. Les communistes ne réclamaient pas la venue du prêtre mais ils étaient attachés au pardon de leurs proches, et eux-mêmes allaient le donner.

L'importance accordée par la population roumaine aux rituels traditionnels a obligé l'Eglise à accepter la cohabitation avec les rituels funéraires traditionnels de la communauté roumaine.

Les rapports entre la population et l'institution religieuse ont toujours été dominés par la méfiance, voire l'antagonisme. Les villageois n'accordent que peu de foi à la représentation que donne la religion officielle de l'autre monde ; les prêtres sont fréquemment qualifiés de menteurs : « Il serait bien que quelque chose existe (dans l'autre monde). Mais les popes, qu'on ne se base pas sur eux, il n'est peut-être pas bon de dire ça, tu sais, mais c'est leur politique, ils mentent dangereusement. Et je sais que le pope X, celui qui était ici, il est même fou car il dit qu'il n'y a rien de ça, d'un homme mort, tu vois ; alors qu'il fait ce travail, je baise sa mère » (Inf. Tuoma).

Les « passeuses » sont très mal considérées par les prêtres qui les voient comme des rivales. L'Eglise les tolère parce que la population les lui impose mais le conflit est latent. Une « passeuse » qui a tenu à garder l'anonymat m'a entretenu de sa collaboration avec le prêtre du monastère ; ses propos sont tout à fait éclairants sur leur relation : « Moi, je n'ai rien contre lui, mais lui il a dit que je vais brûler en enfer car il dit que je suis en relation avec le diable. Moi, je fais passer les morts parce que les gens me le demandent. On verra, mais il me semble que c'est lui qui va aller en enfer car les popes mentent beaucoup. » Réciproquement, l'idée que les prêtres finissent en enfer est très répandue : « Les popes, ils les font brûler en enfer car ils mentent beaucoup et ils prennent beaucoup d'argent aux gens » (Inf. Piersa).

Cependant, l'enfer est absent des représentations populaires de l'autre monde ; il n'est évoqué que lorsqu'il est question des prêtres. Cet argument que l'Eglise utilise contre les pratiques traditionnelles est repris par les villageois pour critiquer le comportement des prêtres.

En effet, dans la religion populaire la sanction des péchés ne se fait pas dans l'autre monde, en enfer, mais dans le monde des vivants, et ce sont le plus souvent les descendants qui paient pour les crimes des ancêtres. Les plus grands péchés sont le vol et le meurtre. Cependant, le jugement n'est pas le fait d'une divinité mais il est prononcé par les humains vivants, à qui le crime a nui, à travers la malédiction ; les puissances célestes ne sont que les exécutantes : « Si tu voles ou si tu tues, si la punition ne te touche pas toi quelqu'un des tiens va payer, tes enfants. Mais moi, j'aimerais mieux que paie celui qui a fait ; ça arrive, regarde Mirà G., il s'est suicidé : il a fait beaucoup de mal et il s'est suicidé, ça lui est arrivé à lui. Par contre, regarde les miens, l'histoire que je t'ai racontée sur cette vieille, elle a empoisonné beaucoup de monde, et moi je pense que c'est à cause de cela que Dechi (son petit-fils qui est décédé à l'âge de dix-sept ans) a expié. Et pourquoi doit-il expier, lui qui ne doit rien à personne ? Innocent il doit expier, mais c'est comme ça que ça se passe habituellement. Une malédiction dit « génération pour génération ». Puis le grand-père de ma mère, tu vois c'est comme ça qu'on le racontait, moi je ne sais pas maintenant, comme quoi il aurait tué un homme à cause de l'argent, à cause de l'or. Peut-être, d'où je sais moi, ma mère non plus ne le sait pas mais ça a été dit, les gens parlent ; qui peut le savoir ? C'est possible, en ce temps-là, les gens se tuaient » (Inf. Tuoma).

Selon la croyance populaire, les coupables ne sont que rarement punis de leur vivant par les puissances invisibles pour les crimes qu'ils ont commis. Quant à l'autre monde, le défunt l'intègre à la fin d'une série de cérémonies funéraires dont la fonction est de la préparer à la renaissance dans le monde des morts, où il rejoint tous les siens et où l'enfer n'existe pas. L'homme mort devient pur, car selon la règle traditionnelle de la responsabilité collective, ses crimes se transmettent à ses descendants qui en subiront les conséquences de leur vivant. Corollaire de ce statut fait aux morts, la justice ne peut s'accomplir que sur terre et il n'y a de souffrance que dans le monde des vivants. Un mort est apparu en rêve à sa belle-mère et il lui a décrit l'autre monde : « Pourquoi celui de Rasanat qui a péri – il a péri jeune – sa belle-mère a rêvé qu'il a dit : "Le monde ici où je suis est pareil à celui où vous êtes vous ; il y a et des petits et des grands et des vieux et des jeunes, de toute sorte (...). Le monde est pareil, comme c'est ici, là-bas c'est pareil ; mais, dit-il, ici il y a une grande justice4, il y a beaucoup de justice ici, ce n'est pas comme là où j'étais, moi" – là où il était de son vivant. "Là où j'étais de mon vivant, dit-il, il n'y a pas de justice, alors qu'ici il y a une grande justice." Sa belle-mère l'a rêvé en rêve » (Inf. Piersa).

Les morts qui se manifestent en rêve ou par l'intermédiaire d'un devin n'évoquent jamais les rituels chrétiens, alors que les rituels traditionnels sont toujours commentés ; ils expriment leur satisfaction ou leur mécontentement (quand un rituel n'a pas été accompli, ou pas dans les règles). Il existe également de nombreuses descriptions de l'autre monde faites par des ressuscités, mais aucune ne témoigne de l'existence de l'enfer. De plus, dans un des chants de passage chantés par les « passeuses », il est dit que lors de la traversée du pont qui mène à l'autre monde, jamais personne n'est encore tombé. Dans la spiritualité et la morale quotidiennes, l'Eglise est ignorée et la confession ne fait pas partie de la pratique religieuse des Roumains de Homolje.

Certains gestes lors des funérailles, imposés par l'Eglise, ne sont toujours pas acceptés par la population : « Bon, ça, c'est... Tu sais, je suis presque en colère contre cette pratique. Tu sais, quand tu descends le mort dans la tombe, alors pour que la terre lui soit légère ; comme quoi ils jettent de la terre sur lui pour que la terre lui soit légère. Une vieille chez nous s'est fâchée, la vieille Càdivca, parce qu'ils en ont jeté sur sa belle-fille. Ils l'ont amenée morte de France, une voiture l'a écrasée là-bas. Il y a assez longtemps de ça. Cette pratique ne signifie rien pour moi » (Inf. Tuoma).

Les autorités communistes avaient d'abord interdit la pratique de la religion officielle pour finalement se contenter de la combattre par la dissuasion, et il n'était plus obligatoire de passer par l'Eglise pour enregistrer les naissances et les mariages et pour être enterré dans le cimetière : « Depuis la guerre (Seconde Guerre mondiale), quelqu'un qui n'est pas baptisé à l'église peut être enterré dans le cimetière, seulement le prêtre ne vient pas lui lire la prière ; les communistes ne voulaient pas que le prêtre vienne à leur mort mais ils sont enterrés dans le même cimetière que les autres » (Inf. Dusan).
Identité et religion

Les tensions qui existent concernent la communauté roumaine et l'Eglise, mais ce n'est pas un rejet de la religion chrétienne orthodoxe car bon nombre de croyances et de pratiques lui sont empruntées ; même pour les rites de passage. Ainsi, à la naissance d'un enfant, un vieux de la maisnie va à l'église pour prendre de l'eau bénite avec laquelle la moasa va purifier l'enfant et la mère, ainsi que la pièce où l'accouchement a eu lieu. Le baptême à l'église a désormais une utilité préventive et purificatrice, même s'il demeure secondaire par rapport au « baptême du parrain ». Le baptême du prêtre intervient plus tôt que celui du parrain car il est plus confidentiel et nécessite un moindre investissement économique alors que son utilité est pratique. Le baptême à l'église est une garantie pour l'enfant : s'il meurt sans avoir été baptisé par le parrain, il pourra quand même aller dans l'autre monde car il aura une identité, même si elle n'est pas connue des vivants. Cependant, ce n'est pas sa raison d'être première car le parrain peut aussi baptiser un enfant mourant. La fonction essentielle du baptême du prêtre est purificatrice et à portée sociale. Ce baptême rend l'enfant invulnérable aux êtres surnaturels maléfiques, et à partir de ce moment l'enfant peut rester seul dans une pièce ou dehors et la mère peut vaquer à ses occupations domestiques. Bien entendu, elle le surveille mais avant ce baptême elle ne peut le quitter des yeux de peur que des êtres surnaturels ne l'enlèvent ou ne l'étouffent. Toutefois, sa pratique n'est pas générale car la crainte des êtres surnaturels n'est pas également partagée par tous. Un vieil homme avec lequel je m'entretenais m'a confié son étonnement devant la raréfaction de ces créatures : « Avant, les gens les rencontraient souvent, maintenant c'est rare. Je ne sais pas pourquoi. On ne rencontre presque plus de loups non plus. Les temps ont changé » (Inf. Meilà). De plus, le baptême à l'église permet d'obtenir le pardon divin au moment de la mort car seules les personnes baptisées dans la religion officielle ont droit au pardon du prêtre.

Nous avons vu que lors des rituels des trois premiers jours de la naissance, la moasa intègre l'enfant, en tant que membre, dans la communauté domestique et lignagère. Le parrain, en le baptisant, fait de lui un membre à part entière de la communauté villageoise et du groupe roumain de la région : l'annonce du nom se fait devant tout le village et, le soir, tous les habitants des villages roumains environnants peuvent assister au bal donné en l'honneur du nouvel être social. Jusqu'au baptême, l'enfant n'a pas d'existence sociale propre, il n'a pas de nom, il est l'enfant de tel groupe sans dénomination individuelle. En se mariant, un homme devient chef de maisnie et membre définitif de son lignage : il porte désormais le nom de lignage sans passer par son père. Un individu nommé Stànisa, fils de Tuoma du lignage des Dràjiloni, sera appelé Stànisa fils de Tuoma Dràjilan avant son mariage ; une fois marié, il devient Stànisa Dràjilan. Quant aux rituels funéraires, ils ont pour fonction de faire accéder le défunt à la condition d'ancêtre avec un statut de divinité domestique : les ancêtres veillent sur les vivants et des offrandes leur sont dues. Les relations des morts et des vivants, unis dans une même lignée, sont régies par des obligations et des devoirs réciproques. Tous les rituels qui concernent la relation des morts et des vivants relèvent de la religion domestique traditionnelle sans que l'Eglise y soit associée. Le rôle des rituels funéraires de la religion officielle est accessoire car ils sont sans conséquence directe pour la relation des vivants et des ancêtres.

L'Eglise orthodoxe serbe a été tenue à l'écart des rituels structurant l'identité des individus dans la société, car à travers la pratique religieuse, c'est l'identité interne à la société roumaine qui est défendue. Ainsi, la pratique religieuse de la population est basée sur une tradition ancestrale qui n'a que peu de points communs avec le christianisme. Que les traditions et les pratiques religieuses des Roumains de Homolje soient si archaïques et qu'elles aient été à ce point préservées de l'influence ecclésiastique démontre leur utilité sociale, ainsi qu'une opposition à l'institution religieuse officielle dont la fonction n'est pas uniquement de mettre des individus en relation avec Dieu, mais aussi de définir le mode de relation à soi et à autrui. La population refuse de voir l'institution religieuse, qui est d'abord serbe, directement impliquée dans les rituels créateurs d'identités relatifs aux unités sociales (maisnie, lignage, village, groupe roumain de la région) qui structurent cette société roumaine.

L'Eglise est rejetée car elle est perçue comme un danger pour son identité interne. Elle est perçue comme une autorité administrative (fonction qu'elle a exercée jusqu'à la Seconde Guerre mondiale) et spirituelle serbe coercitive et hégémonique. C'est la raison pour laquelle la place faite à l'Eglise dans la vie sociale et individuelle est faible ; les éléments religieux appartenant à la religion officielle ne sont pas absents des rituels de passage que nous avons étudiés (naissance, baptême, mariage et mort), mais la place du prêtre, son représentant, est toujours secondaire par rapport à la personne rituelle traditionnelle : la moasa à la naissance, le nas (le « parrain ») au baptême et au mariage, et les petrecàtoarli (les « passeuses ») et les femmes de la maisnie du défunt lors des rituels funéraires et post mortem. Tous ces personnages sont légitimés par et pour la société roumaine ; ils sont internes à la communauté et indispensables à son bon fonctionnement. C'est lors de ces rituels de passage que les identités individuelles se constituent et que les individus sont intégrés dans les différentes unités sociales (maisnie, lignage, village et groupe roumain), alors que le prêtre n'est légitimé que par l'Eglise.

L'Eglise avait une fonction assimilatrice auprès de la communauté roumaine étudiée. Elle a, notamment, réussi à imposer des noms de baptême serbes et la serbisation officielle des patronymes (ces patronymes ne fonctionnent pas à l'intérieur de la société roumaine mais uniquement en dehors), mais n'a aucune prise sur la vie religieuse de cette communauté : l'essentiel des rituels accompagnant le cycle de la vie, qui participent de la reproduction de l'identité sociale, lui échappent. Djordjevic (1906 : 54-55) notait au début du siècle que les « prêtres donnent aux enfants des prénoms purement serbes mais entre eux, ils continuent de s'appeler par des noms roumains ». Plus loin, il dit que cette population est de faible moralité et qu'elle ne se rend à l'église qu'aux dates de leurs propres croyances superstitieuses. Un moine (originaire de Bosnie) du monastère de Vitovnita (Vitonita, en roumain), auquel est rattaché Melnica (Menita), m'a dit un jour n'avoir jamais vu une population aussi peu respectueuse de la religion et de l'Eglise que les Roumains de la région.

L'Eglise a pu avoir une certaine prise sur la population du temps de son rôle administratif : le baptême était obligatoire pour enregistrer la naissance d'un enfant et pour qu'ensuite il puisse se marier, car seule l'Eglise pouvait légitimer administrativement un mariage et elle n'acceptait de marier que les personnes préalablement baptisées par ses soins. Depuis la laïcisation de l'administration, elle n'a plus aucun pouvoir sur la vie sociale de la communauté roumaine.
Identité et Etat

L'identité roumaine ne s'exprime qu'à l'intérieur de la communauté roumaine et, le plus souvent, l'Etat l'ignore. Quand les Roumains ont affaire à l'Etat, c'est en tant que Serbes : les représentants de l'Etat voient en eux des Serbes et quand des Roumains se mettent au service de l'Etat (parfois à des postes très élevés : préfets, députés, diplomates...), c'est en tant que Serbes qu'ils le font. L'identité roumaine n'est pas revendicative et elle n'est donc pas un facteur de déstabilisation politique. En revanche, l'Eglise, parce que son champ d'action touche à l'identité interne de la communauté roumaine (tous les rituels liés à la naissance, au baptême, au mariage et à la mort qui structurent l'identité et l'organisation sociale interne de la société), est un facteur déstabilisant pour la société roumaine. Dans ce sens, le communisme a rendu service aux Roumains car en combattant l'Eglise il a renforcé la religion domestique. Le communisme n'a pas affaibli la religion domestique car, expression privée, elle est difficile à contrôler et, de plus, le Parti communiste ne voyait pas en elle la manifestation d'un contre-pouvoir à éliminer ou d'une idéologie globalisante mettant en danger le système. Les communistes roumains ont toujours célébré les cultes domestiques mais n'allaient pas à l'église et ne se signaient pas. Un ancien haut responsable régional du Parti communiste serbe qui a été, entre autres, maire de la commune de Petrovac dont fait partie Melnica (Menita) est originaire du village ; il a accepté de témoigner de son rapport au culte domestique et à la religion officielle : « Moi, j'allais chez mon père à Melnica pour la slaua (fête du saint patron de la maisnie), je participais aux rituels de l'évocation des noms des ancêtres (pomanà) mais quand ils se signaient je sortais de la pièce et je revenais après. Et à l'église, je n'y allais jamais ; on ne pouvait pas être communiste et aller à l'église » (Inf. Ianos).

Il existe aussi d'autres témoignages sur cette distinction entre la religion officielle et les cultes domestiques : « Les communistes, quand on célébrait la slaua dans leur maisnie, ils sortaient dans le village pour montrer qu'ils n'y participaient pas ; comme quoi ils ne sont pas au courant de ça, alors que tout le monde le savait. Ça a duré quatre ou cinq ans et après ils ont fait leur slaua normalement. Tu sais, on peut pas déraciner ça, c'est trop profond. Mais ils n'allaient pas à l'église et ils empêchaient les autres d'y aller jusqu'en 1957-1958 » (Inf. Liubomir). Il en allait également ainsi des rituels liés au cycle de la vie, tous les communistes ou enfants de communistes avaient une moasa et un parrain qui présidaient aux rituels de la naissance, du baptême et du mariage mais tout ce qui était du ressort de l'Eglise était rejeté.

Contrairement aux Serbes, l'identité serbe des Roumains ne s'est pas constituée à travers l'Eglise, qui, présente au niveau local, est jugée trop dangereuse pour les pratiques sociales et religieuses traditionnelles qui sont garantes de l'identité roumaine de la communauté. L'adhésion à la serbité s'est faite par l'intermédiaire de l'Etat. Ce sont d'ailleurs toujours les symboles de l'Etat qui sont mis en avant pour exprimer cette adhésion. Pendant la noce, comme nous l'avons signalé plus haut, c'est le drapeau national yougoslave qui est porté en étendard et il est de mise dans toutes les manifestations sociales. Depuis que la crise nationaliste est ouvertement apparue en Yougoslavie (début des années 80), la célébration du départ au service militaire (ispracaj) d'un jeune homme a pris une telle importance jusqu'à devenir l'équivalent (en invités et en moyens financiers investis) d'un baptême et d'un mariage. Par cet acte, la communauté roumaine témoigne de son attachement à son identité serbe et à l'Etat yougoslave.
La véritable identité est double

La situation particulière de la communauté roumaine de Homolje (qui est homogène mais coupée de la masse roumaine, la Roumanie, et vivant dans un contexte serbe), dont fait partie Melnica (Menita), a eu des répercussions sur l'identité de cette population. Les Roumains de Melnica (Menita), et de Homolje en général, ont une double identification : roumaine et serbe. Dans les relations de proximité, c'est la romanité qui l'emporte mais dans un cadre plus large, c'est la serbité qui prévaut. Cette double identité et sa particularité ne sont exprimées et ne peuvent être saisies que dans le bilinguisme. En fonction de la langue dans laquelle ils s'expriment, les villageois emploient deux termes pour se désigner. Quand ils parlent en roumain, qui est leur langue maternelle, ils disent parler le roumain (rumâneasce) et se déclarent roumains (rumâni) ; quand ils s'expriment en serbe, ils disent parler le vlaski et être vlasi (vlah au singulier) uniquement pour faire la distinction entre eux et les Serbes locaux, mais quand ils parlent avec ces derniers des non-Serbes, ils se disent « serbes », ce qu'ils revendiquent également toujours en dehors de la région. En serbe, ils n'emploient le terme « Roumain » que pour désigner les Roumains de Roumanie et ceux du Banat en Voïvodine, qui ont un statut de minorité roumaine et par conséquent reçoivent un enseignement en roumain à l'école primaire. Ils ne confondent pas leur romanité et la romanité des Roumains de Roumanie et du Banat yougoslave. Quand ils s'expriment en roumain, ils ont un problème linguistique d'identification. Ils font une différence entre eux et les Roumains « reconnus » mais cette différence n'existe pas dans le vocabulaire ; « nous » et « eux » sont pensés comme deux objets différenciés, regroupés sous un même signifiant « roumain ».

Que cette double identité (roumaine et serbe) ne pose pas de problème s'explique par le fait que l'unité sociale collective de référence dans les sociétés paysannes traditionnelles est le village, ou tout au plus la confédération de villages (Stahl 1986). A ce niveau d'organisation sociale, ils étaient roumains et le sont restés. En revanche, l'idée d'une appartenance à une unité sociale aussi large que l'Etat-nation est postérieure à leur migration ; elle s'est formée en Serbie, avec l'indépendance de la Serbie en 1878 et avec la création du royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes en 1918, devenu royaume de Yougoslavie en 1929. Dans la langue roumaine parlée par les Roumains de la région, le mot « Etat » n'existe pas, c'est le mot serbo-croate, drzava, qui est utilisé ; de même, pour désigner la « nation », c'est le terme serbo-croate, nacija, qui est employé. Alors que pour toutes les unités sociales internes au groupe roumain, les termes usités sont roumains : casa pour la maisnie, policra pour le lignage, sat pour le village et Rumâni (Roumains) ou tara rumâneasca (pays roumain) pour l'ensemble du groupe roumain de la région.

Dans le contexte actuel de guerre, les Roumains non seulement épousent la cause serbe, mais se considèrent Serbes. Quand ils parlent des Serbes de Bosnie-Herzégovine ou de Croatie, en guerre, ils disent les « nôtres » ou « nous ». Rien ne distingue leur attitude face à la guerre et à la crise dans l'ex-Yougoslavie, de celle des Serbes ; les différentes options pour résoudre la crise sont présentes chez eux dans les mêmes proportions que chez les Serbes. Dans ce conflit qui oppose les Serbes à d'autres peuples yougoslaves, ils sont serbes et n'ont aucune revendication particulière.

Deux identités sont également revendiquées et ce sont ces deux éléments qui constituent l'identité véritable de la communauté roumaine de Homolje. La double identité est l'élément structurant de ce groupe roumain vivant dans un monde serbe. Chaque identité a son cadre d'expression et sa référence constitutive. Dans leur rapport à l'autre et à l'extérieur (les Serbes), les Roumains nient l'opposition pour sauvegarder la différence.

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Notes
1Melnica (Menita) est un village du nord-est de la Serbie. Sa population est, à quelques exceptions près, exclusivement roumaine. Le peuplement de Melnica (Menita) est le résultat d'une immigration roumaine qui aurait débuté au XVIIIe siècle (Djordjevic 1906) ; Emil Petrovici (1942 : 41-76) pense qu'elle a commencé un siècle plus tôt. Selon ces auteurs, la population de Melnica (Menita) serait en grande majorité originaire de Transylvanie. Ils basent leurs affirmations sur des critères linguistiques car ils estiment que le roumain pratiqué dans la région de Homolje (où se situe ce village) possède des caractères linguistiques propres aux Roumains de Transylvanie. Cette immigration avait pour cause la dureté de la vie sous l'occupation austro-hongroise (Metes 1977).
2Les deux termes sont en serbo-croate.
3Toute l'ethnographie concernant le village est le résultat d'un travail de terrain qui a duré un an dans le village, réparti en plusieurs séjours de deux à trois mois de 1988 à 1990. De plus, je travaille aussi régulièrement avec les villageois immigrés dans la région parisienne. Toutes les citations d'informateurs présentes dans cet article sont des retranscriptions d'entretiens enregistrés que j'ai effectués dans le village, à l'exception de celles de Dusan avec lequel je me suis entretenu au Pré-Saint-Gervais, dans sa résidence française.
4La justice s'oppose au malheur qui est injuste.

http://terrain.revues.org/document3092.html